Formée à l’école dramatique et baroque du Caravage et de son propre père, l’artiste italienne Artemisia Gentileschi peint aussi sa vérité, que l’on peut découvrir au musée Jacquemart-André, à Paris.
Née en 1593 à Rome, Artemisia Gentileschi a une trentaine d’années lorsqu’elle peint Cléopâtre se donnant la mort en se faisant mordre un sein par un serpent. Parmi les quelque quarante tableaux de l’exposition qui lui est consacrée par le musée Jacquemart-André à Paris, c’est un sujet sans surprise. Les artistes alors ont le choix entre les scènes bibliques, mythologiques ou approximativement historiques.
Mais l’artiste évite toute emphase, tout pathos. Pas de soldats à l’horizon, pas de pyramides, pas de servantes affolées se tordant les mains… La scène est intime, la reine d’Égypte est cadrée à mi-corps, sur un fond uni. Une étoffe rouge posée sur le haut d’une de ses cuisses est la seule note de couleur intense du tableau. Ne serait-ce qu’en cela, par cette économie de moyens, on peut le trouver admirable, mais il y a plus.
Une célébration du corps des femmes
La peintre fait ici vivre un corps de femme dans sa plénitude, la douceur de sa peau. On a, si l’on ose le dire ainsi, le sentiment qu’elle ne porte pas sur elle son regard, mais que d’une certaine manière, elle la peint depuis l’intérieur, depuis elle-même. Difficile de ne pas penser que, pour une part, c’est le sien dont elle donne la vérité. On éprouve à peu près la même chose devant sa Madeleine pénitente (1625).
Le cadrage est plus large, elle est habillée avec une épaule dénudée, on distingue dans la pénombre un vase, une tenture, mais rien d’autre. C’est une femme qui dort, la joue posée sur le dos d’une main et nous sommes comme respectueux, touchés par ce sommeil qu’on ne saurait se donner le droit de troubler. Peut-être la jeune femme, à en juger par le portrait que fait d’elle à cette époque le peintre français Simon Vouet, lui a-t-elle donné son visage mais ce sommeil paraît bien le sien.
Artemisia est la fille du peintre Orazio Gentileschi (1563-1639), proche du Caravage, dont il partage la manière baroque dans le traitement du mouvement des personnages, une forme de dramatisation, l’usage du clair-obscur découpant les corps et les visages, comme on le voit avec plusieurs de ses toiles au début du parcours.
Une survivante qui traduit sa rage en peinture
Peut-être la jeune fille a-t-elle croisé ce dernier. Il semble établi, si l’on en croit un témoin du temps comme le peintre maniériste Agnolo Bronzino, qu’elle a vu certaines de ses toiles. Elle fait preuve d’une impressionnante précocité saluée par son père avec enthousiasme. Elle n’a que 17 ans quand elle peint Suzanne et les vieillards, avec un geste de rejet et de fuite devant leur lubricité et leur convoitise.
C’est à peu près à cette époque qu’un événement va peser sur sa vie, l’image que nous en avons et d’une certaine manière sur sa peinture. Elle est violée par un compagnon de son père, Agostino Tassi. Un procès aura lieu qui va durer des mois, pendant lesquels elle sera elle-même torturée pour s’assurer qu’elle dit la vérité. Je te crois, ce n’est pas gagné. Mais elle va aller de l’avant et tracer son chemin de peintre, saluée à Rome, Naples, Florence pour la force de son art.
Si elle sait, on l’a dit, s’exprimer dans le registre le plus intime, elle ne fait pas de cadeau quand il s’agit de la violence. On se doit ici de regretter l’absence dans l’exposition de l’une de ses toiles les plus puissantes, Judith décapitant Holopherne, remplacée par une copie très moyenne de l’époque. L’héroïne biblique qui s’est introduite dans le camp du général assyrien qui assiège sa ville va l’enivrer et le tuer avec l’aide de sa servante.
La scène est violente, le sang gicle. L’artiste a repris le dispositif d’ensemble du Caravage sur le même sujet, mais au geste presque chirurgical de la belle héroïne caravagesque elle semble ajouter une farouche détermination. Au vu de la disposition des bras relevés, ressemblant à des cuisses de l’assassiné, on suggérera, sans certitude, que l’artiste fait aussi allusion à un accouchement.
Sans trop psychologiser le propos, on peut aussi remarquer que le général Siséra, oppresseur du peuple élu, n’est pas mieux traité par une autre héroïne biblique, Yaël, quand elle lui enfonce un pieu dans la tête à coups de marteau (Yaël et Siséra, 1620). Plus largement, Artemisia excelle aussi dans le portrait et va rayonner dans les cours princières d’Italie, dont les achats et le mécénat sont alors indispensables aux artistes.
On doit être gré aussi à l’occasion de cette exposition au critique et conservateur du patrimoine Pierre Curie d’attirer notre attention : Artemisia (disparue vers 1656) est une des figures majeures du baroque italien, mais contrairement à l’idée que l’on s’en fait, elle n’est pas la seule femme peintre de son temps. Il consacre ainsi un des textes du catalogue à une dizaine de ses contemporaines dans plusieurs pays d’Europe, nous donnant à réfléchir sur ce qu’on perd à ne pas les connaître, ou si peu.
Jusqu’au 3 août. Catalogue édité par le musée Jacquemart-André, Culturespaces et le fonds Mercator.